Vingt-quatre
L’air conditionné lui donna une sensation agréable après la touffeur de la rue. Mais, après être restée un instant debout, anonyme, dans l’entrée de Lonigan et Fils, elle se rendit compte que la chaleur l’avait un peu rendue malade. L’air glacé la saisit, comme si elle avait eu de la fièvre. La foule grouillante, à quelques pas d’elle, avait quelque chose d’irréel.
De sa place, elle ne voyait pas l’intérieur du cercueil, adossé au mur du fond de la seconde pièce. Tandis que les gens allaient et venaient devant elle, elle apercevait par instants le bois poli, les poignées d’argent et le satin recouvrant l’intérieur du couvercle ouvert.
Les muscles de son visage se crispèrent. Le cercueil. Traverser cette pièce, puis l’autre et regarder. Son visage était complètement contracté. Son corps aussi. Aller jusqu’au cercueil et regarder. N’est-ce pas ce que l’on fait en pareille circonstance ?
Oui, c’était bien ce que les gens faisaient. L’un après l’autre, ils s’approchaient du cercueil et regardaient dedans.
Tôt ou tard, quelqu’un allait s’apercevoir de sa présence et lui demanderait peut-être qui elle était.
Mais, pour l’instant, personne ne faisait attention à elle et elle observait les hommes en costume clair, les femmes aux belles robes, avec leurs chapeaux et leurs gants. Cela faisait des années qu’elle n’avait pas vu de femmes en vêtements de couleur gaie. Il y avait au moins deux cents personnes de tous les âges.
Elle aperçut des vieillards en costume de coton blanc, avec des cannes, de jeunes garçons mal à l’aise avec leur col fermé et leur cravate. Les nuques de ces vieux et de ces jeunes avaient quelque chose de vulnérable. De jeunes enfants jouaient autour des adultes, des nouveau-nés babillaient sur les genoux de leurs parents, des bambins marchaient à quatre pattes sur la moquette rouge foncé.
Une petite fille d’une douzaine d’années, aux cheveux roux ornés d’un ruban, la fixait du regard. En Californie, Rowan n’avait jamais vu une fillette de cet âge avec un vrai ruban dans les cheveux et un gros nœud en satin couleur pêche.
Tous ces gens endimanchés ! songea-t-elle. Les conversations étaient presque joyeuses. On aurait dit un mariage.
Un mouvement de la foule lui permit d’apercevoir le cercueil presque en entier. Un petit vieillard frêle en costume de seersucker gris observait le corps de la défunte. Avec peine, il s’agenouilla sur le prie-Dieu. Rowan n’avait encore jamais vu de costume en seersucker, sauf dans un film en noir et blanc, où les pales d’un ventilateur tournaient et un perroquet caquetait sur son perchoir tandis que Sidney Greenstreet disait quelque chose de sinistre à Humphrey Bogart.
Elle eut l’impression d’avoir plongé dans le passé, dans un monde qui n’existait plus en Californie. C’était peut-être cela qui était si curieusement réconfortant, comme dans l’épisode de la Quatrième Dimension où un homme d’affaires surmené descend de son train de banlieue pour se retrouver dans une ville heureuse du XIXe siècle.
« Nos obsèques, à La Nouvelle-Orléans, étaient formidables. Dis à mes amis de venir », avait dit Ellie. Mais son enterrement pénible n’avait ressemblé en rien à celui-ci. Ses amis bronzés, gênés par la mort, avaient passé leur temps rivés sur leurs chaises pliantes.
Et toutes ces fleurs ! Il y en avait partout. D’immenses bouquets de roses, de lys et de glaïeuls nichés entre les petites chaises aux pieds ouvragés et jusque dans les coins de la pièce, d’énormes couronnes placées sur des supports en métal. Parsemées de gouttelettes d’eau scintillantes, les fleurs frémissaient dans l’air frais, avec leurs nœuds blancs et leurs rubans dont certains portaient le nom de Deirdre en lettres d’argent.
Soudain, elle eut l’impression que le prénom de sa mère était écrit partout dans la pièce et que les rubans appelaient : « Deirdre ! Deirdre ! » Les femmes en robe du dimanche buvaient du vin blanc dans des verres à pied, la petite fille aux cheveux roux la regardait toujours et une religieuse en robe bleu foncé, au voile blanc et aux bas noirs, assise sur le bord d’une chaise, appuyée sur sa canne, entourée de fillettes, écoutait un homme qui lui parlait à l’oreille.
Tous ces bouquets dégageaient un tel arôme. Ellie disait toujours que les fleurs de Californie ne sentaient rien. Un doux parfum flottait dans la pièce.
Mais elle eut un nouveau haut-le-cœur et la forte odeur ne faisait qu’aggraver les choses. Le cercueil était loin et la foule le masquait entièrement, Elle repensa à la vieille maison sombre « à l’angle du côté du fleuve », comme l’avait dit le réceptionniste de l’hôtel. C’était sûrement celle que Michael voyait tout le temps. Sauf s’il y en avait des centaines comme celle-là, avec un motif de roses dans le fer forgé et une cascade sombre de bougainvillées se déversant sur le mur gris délavé. Quelle maison magnifique !
La foule se fendit soudain et elle aperçut à nouveau le long flanc du cercueil. Était-ce le profil d’une femme sur un coussin de satin qu’elle voyait ? Le cercueil d’Ellie était fermé et Graham n’avait pas eu d’enterrement. Ses amis s’étaient simplement réunis dans un bar en ville.
Il faut que tu ailles près de ce cercueil. Il faut que tu regardes dedans. C’est pour ça que tu es venue, que tu as brisé ton serment envers Ellie. C’est pour voir ta mère de tes propres yeux. Mais suis-je vraiment dans la réalité ? N’est-ce pas un rêve ? Regarde la petite fille, avec son bras passé autour des épaules de la vieille femme. Elle a une large ceinture avec un nœud autour de la taille. Et elle porte des chaussettes blanches.
Si seulement Michael était là ! Ce monde est le sien. Si seulement il pouvait ôter ses gants et poser sa main sur celle de la morte. Mais que verrait-il ? Un entrepreneur de pompes funèbres lui injecter dans les veines un liquide d’embaumement ? Ou son sang coulant dans la rainure de la table d’embaumement ?
Eh bien ! Qu’attends-tu ? Pourquoi ne bouges-tu pas ?
Elle recula contre l’encadrement de la porte en regardant une vieille femme aux cheveux jaune pâle ouvrir ses bras en direction de trois petits enfants. Chacun son tour, ils embrassèrent la joue tremblante de la vieille dame. Tous ces gens sont-ils la famille de ma mère ?
Elle revit la maison, dépouillée de ses détails, sombre et fantastiquement grande. Elle comprit pourquoi Michael aimait cet endroit. Mais il ne savait pas que c’était la maison de sa mère. Il n’était pas au courant de ce qui se passait. Il était parti. Et peut-être leur histoire était-elle achevée, après seulement un week-end…
La porte s’ouvrit derrière elle. En silence, elle fit un pas de côté. Un couple âgé passa devant elle comme si elle n’avait pas été là : une femme majestueuse avec de magnifiques cheveux gris acier relevés en un chignon torsadé et une robe-chemisier en soie, et un homme au costume blanc froissé, au cou épais et à la voix douce.
— Béatrice ! s’exclama quelqu’un en les voyant. Un beau jeune homme vint embrasser la ravissante femme aux cheveux gris.
— Ma chérie, entre ! dit une voix féminine. Non, personne ne l’a vue, elle devrait arriver d’un moment à l’autre.
Des voix ressemblant à celle de Michael, mais différentes. Deux hommes discutant à voix basse se placèrent entre Rowan et le couple qui entrait dans la seconde pièce. La porte d’entrée s’ouvrit encore une fois, laissant entrer un souffle chaud du dehors.
Rowan alla se placer dans l’angle opposé, d’où elle voyait parfaitement le cercueil. La moitié inférieure du couvercle était fermée. Pourquoi cela avait-il un air grotesque ? Elle l’ignorait. Un crucifix était fixé dans le satin au-dessus de la tête de la femme. Non pas qu’elle vît la tête, mais elle la devinait.
Allez. Rowan ! Vas-y ! Va jusqu’au cercueil ! Est-ce plus difficile que d’entrer dans une salle d’opération ? Évidemment, ils vont tous te voir mais ils ne savent pas qui tu es. Les muscles de son visage et sa gorge se contractèrent à nouveau. Impossible de bouger.
Puis quelqu’un lui parla. Elle aurait dû tourner la tête et répondre, mais elle en était incapable. La petite fille au ruban l’observait toujours. Elle devait se demander pourquoi elle ne répondait pas.
— … Jerry Lonigan. Puis-je vous aider ? Êtes-vous le docteur Mayfair ?
Rowan le regarda stupidement. Il avait des mâchoires lourdes et de magnifiques yeux bleu faïence, des billes parfaitement rondes et bleues.
— Docteur Mayfair ?
Elle regarda la main de l’homme. Large, épaisse, une vraie patte. Prends-la, au moins, puisque tu ne peux pas parler.
La crispation de son visage empira. Elle fit un petit mouvement de la tête vers le cercueil. Je veux… Mais aucun son ne sortit de sa bouche. Allez, Rowan, tu as fait trois mille kilomètres pour ça.
L’homme glissa son bras autour de sa taille et lui pressa légèrement le dos.
— Vous voulez la voir, docteur Mayfair ?
La voir, lui parler, la connaître, l’aimer, être aimée d’elle… Elle avait l’impression que son visage était un bloc de glace. Et ses yeux étaient complètement écarquillés, elle le sentait.
Elle posa son regard sur les petites billes bleues et fit un signe de la tête. Un silence complet s’était installé dans la pièce. Avait-elle parlé si fort ? Mais non, elle n’avait rien dit. On aurait dit que tout le monde la regardait tandis qu’elle avançait dans la pièce avec l’homme.
Même les enfants avaient cessé de jouer. La pièce sembla s’obscurcir. Tout le monde bougeait lentement et sans un son. M. Lonigan dit :
— Voulez-vous vous asseoir, docteur Mayfair ?
Elle fixait la moquette. Le cercueil était à six mètres. Ne lève pas les yeux, se dit-elle. Ne les lève pas avant d’avoir atteint le cercueil. Ne regarde pas, ce doit être horrible. Mais ce ne pouvait l’être plus qu’une table d’autopsie. A part que… c’était sa mère.
Une femme se plaça derrière la petite fille rousse et posa sa main sur son épaule.
— Rowan ? Je m’appelle Alicia Mayfair. Je suis une cousine au quatrième degré de Deirdre. Voici Mona, ma fille.
— Rowan, je suis Pierce Mayfair, dit le beau garçon à sa droite en tendant la main. Je suis l’arrière-petit-fils de Cortland.
— Ma chérie, je suis Béatrice, votre cousine.
Une bouffée de parfum. C’était la femme aux cheveux gris acier. Rowan sentit sa peau douce contre sa joue.
— … Cecilia Mayfair, la petite-fille de Barclay, le second fils de Julien né à First Street. Et voici sœur Marie-Claire. Ma sœur, voici Rowan, la fille de Deirdre.
— … Timothy Mayfair, votre cousin au quatrième degré. Nous sommes heureux de vous connaître, Rowan.
— Peter Mayfair, nous nous reparlerons tout à l’heure. Garland était mon père. Ellie vous a-t-elle parlé de lui ?
Mon Dieu ! Ce sont tous des Mayfair. Polly Mayfair, Agnès Mayfair, les filles de Philip Mayfair, Eugenia Mayfair, et ainsi de suite. Combien étaient-ils ? Ce n’était pas une famille mais une légion. Elle serrait chaque main, s’accrochant en même temps au pauvre M. Lonigan qui la tenait fermement. Tremblait-elle ? Non, pas vraiment.
Des lèvres effleurèrent sa joue.
— … Clancy Mayfair, l’arrière-petite-fille de Clay. Clay est né à First Street avant la guerre de Sécession. Voici ma mère, Trudy Mayfair. Venez, Mère… Laissez-la passer…
— … si heureuse de vous voir, ma chérie. Avez-vous vu Carlotta ?
— Mlle Carlotta ne se sentait pas bien, intervint M. Lonigan. Elle nous retrouve à l’église.
— … Elle a quatre-vingt-dix ans, vous savez.
— Voulez-vous un verre d’eau ? Elle est blanche comme un linge. Pierce, va lui chercher un verre d’eau.
— Magdalene Mayfair, l’arrière-petite-fille de Rémy. Rémy a vécu à First Street pendant des années. Voici mon fils, Garvey, et ma fille, Lindsey. Et voilà Dan. Dan, dis bonjour au docteur Mayfair. C’est l’arrière-petit-fils de Vincent. Ellie vous a-t-elle parlé de Clay, de Vincent et…
Non, de personne. « Promets-moi que tu n’iras jamais là-bas, que tu ne chercheras jamais à savoir. » Mais pourquoi ? Pour l’amour du ciel, pourquoi ? Tous ces gens…
— Vous vous sentez bien ?
— Je suis Lily, ma chérie, Lily Mayfair. Vous n’arriverez jamais à vous rappeler tous nos noms. N’essayez même pas.
— … là si vous avez besoin de nous, Rowan. Vous sentez-vous bien ?
Oui, très bien. Mais je ne peux pas parler, ni bouger. Je…
Ses muscles se crispèrent une fois de plus. Tout son corps était raide. Elle serra la main de M. Lonigan. Il leur dit qu’elle allait maintenant rendre ses hommages à la défunte. Leur disait-il de s’en aller ? Un homme prit sa main gauche.
— Je suis Guy Mayfair, le fils d’Andréa. Voici ma femme, Stéphanie, la fille de Grady. Ellie était sa cousine germaine.
Rowan voulait répondre. Serrait-elle les mains assez fort ? Embrassait-elle la vieille femme qui l’embrassait affectueusement ? Un autre homme lui parla mais sa voix était trop faible. Il était vieux et parlait de Sheffield. Le cercueil était tout au plus à cinq mètres. Elle n’osait pas lever les yeux ou les détourner d’eux par peur de le voir.
— Rowan, dit quelqu’un à sa gauche. Je vous présente Fielding Mayfair, le fils de Clay.
C’était un homme si vieux qu’elle voyait tous les os de son crâne à travers sa peau diaphane et toutes les rides autour de ses yeux caves. On le soutenait car il ne tenait pas debout tout seul. Était-ce pour la voir qu’il faisait un tel effort ? Elle lui tendit la main.
— Il veut vous embrasser, ma chérie.
Elle effleura sa joue de ses lèvres.
Il parlait très lentement. Lorsqu’il leva la tête vers elle, elle vit que le blanc de ses yeux était jaune. Elle essaya de comprendre ce qu’il disait. Quelque chose à propos de Lestan Mayfair et de Riverbend. Mais qu’est-ce que Riverbend ? Elle serra sa main douce, soyeuse, noueuse et forte.
— Vous voulez que je vous accompagne jusqu’au cercueil ? lui dit le beau garçon au visage frais de jeune étudiant. Je m’appelle Pierce. Nous avons fait connaissance il y a une minute. Je suis un cousin germain d’Ellie.
Oui, le cercueil. C’est le moment. Elle regarda dans sa direction et quelqu’un fit un pas en arrière pour lui dégager la vue. Elle leva les yeux au-dessus de la tête posée sur le coussin et vit un bouquet de fleurs fixé sur le couvercle ouvert. Juste à sa droite se trouvait un homme aux cheveux blancs qu’elle avait déjà vu. La femme à côté de lui pleurait en égrenant son chapelet. Tous les deux la regardaient. Mais comment pouvait-elle bien connaître cet homme ? Elle savait même qu’il était anglais et qu’elle reconnaîtrait sa voix s’il parlait.
Jerry Lonigan l’aida à avancer. Le beau garçon, Pierce, était à côté d’elle.
— Elle est malade, Monty, dit la jolie vieille femme. Va lui chercher de l’eau.
— Vous devriez peut-être vous asseoir…
Rowan secoua la tête en formant le mot « on » avec sa bouche. Elle regarda à nouveau l’homme aux cheveux blancs. La femme près de lui pleurait en s’essuyant le nez et il lui chuchotait quelque chose, les yeux fixés sur Rowan. Il la regardait comme si elle lui parlait. Puis, tout lui revint. C’était au cimetière du comté de Sonoma où Graham et Ellie étaient enterrés. C’était l’homme qu’elle avait vu près de la tombe. « Je connais votre famille de La Nouvelle-Orléans. » Soudain, une autre pièce du puzzle trouva sa place. C’était l’homme qui attendait dans la rue de Michael, deux soirs plus tôt, dans Liberty Street.
— Voulez-vous un verre d’eau ? demanda Jerry Lonigan.
Mais comment était-ce possible ? Comment cet homme pouvait-il être là et qu’avait-il il voir avec Michael ?
Pierce dit qu’il allait chercher une chaise.
— Elle va s’asseoir ici.
Il fallait qu’elle bouge. Elle ne pouvait pas rester ainsi à regarder l’Anglais et lui demander des explications.
— Tenez, Rowan, buvez ça. C’est frais.
Elle sentit l’odeur du vin. Elle aurait aimé en boire mais rien à faire pour remuer la bouche. Elle secoua la tête et essaya de sourire. Je ne crois pas pouvoir bouger la main. Et vous attendez tous que je fasse un geste. Autrefois, elle croyait que les médecins qui s’évanouissaient pendant une autopsie étaient des imbéciles. Maintenant, elle se disait qu’elle était en train d’apprendre la vraie vie dans cette salle.
Mais que croyais-tu ? Qu’elle allait t’attendre ici, vivante, jusqu’à ton arrivée ? Jusqu’à ce que tu te rendes compte… Ici, dans ce pays si étrange.
L’Anglais s’approcha d’elle. Qui êtes-vous ? Pourquoi êtes-vous ici ? Pourquoi paraissez-vous si déplacé dans cet endroit ? Mais il ne l’était pas. Il était comme les autres habitants de ce pays étranger, si convenable et aimable, aucune touche d’ironie, de gêne ou de faux-semblant sur son visage. Il s’approcha tout près d’elle et fit gentiment partir le jeune homme.
Elle baissa les yeux. Des rangées de fleurs de chaque côté du prie-Dieu en velours. Elle avança, sans pouvoir s’empêcher d’enfoncer ses ongles dans la main de M. Lonigan. Elle essaya de dégager sa main et fut étonnée de se rendre compte qu’elle était près de tomber. L’Anglais lui prit le bras gauche tandis que M. Lonigan la tenait par le droit.
— Rowan, écoutez-moi, dit doucement l’Anglais à son oreille de son accent sec mais mélodieux. Michael serait là s’il avait pu. Je suis venu à sa place. Il viendra ce soir, dès qu’il pourra.
Elle le regarda, interloquée, le soulagement la faisant presque frissonner. Michael allait venir. Il n’était pas loin. Mais comment était-ce possible ?
— Oui, tout près, mais retenu ailleurs. Il n’a pas pu faire autrement, dit l’Anglais avec sincérité.
A nouveau, elle vit la maison obscure de First Street, celle dont Michael n’avait cessé de lui parler. Quand elle l’avait aperçu dans l’eau, il ressemblait à un ballot de vêtements flottant à la surface. Ce ne pouvait être un noyé, à des kilomètres de la terre ferme…
— Qu’est-ce que je peux faire pour vous ? dit l’Anglais d’une voix basse et attentionnée. Voulez-vous approcher du cercueil ?
Oui, s’il vous plaît. Aidez-moi ! Mes jambes sont paralysées. Il glissa son bras autour de sa taille et l’aida à marcher. Autour d’eux, les conversations avaient repris, ou plutôt des murmures pleins de respect dont elle percevait des bribes. « … elle n’a pas voulu venir ici. Elle est furieuse que nous soyons tous là. » « Tais-toi, elle a quatre-vingt-dix ans bien sonnés et il fait au moins trente-sept degrés dehors. » « Je sais, je sais. »
Rowan gardait les yeux baissés sur les poignées d’argent, les fleurs, le prie-Dieu en velours juste devant elle. La nausée. La chaleur puis l’air frais et l’odeur des fleurs planant autour d’elle comme une brume invisible. Il faut que tu le fasses. Calmement et tranquillement. Tu ne peux pas manquer ça.
Lentement, elle se força à lever les yeux jusqu’à ce qu’elle aperçoive le visage de la morte allongée sur le satin. Lentement, sa bouche s’ouvrit. Les crispations se transformèrent en spasmes. Elle essaya de toutes ses forces d’empêcher sa bouche de s’ouvrir. Elle serra les dents très fort. Le tremblement qui la parcourut fut si violent que l’Anglais resserra son étreinte. Lui aussi regardait vers le bas. Il avait connu sa mère !
La regarder. Rien d’autre ne comptait plus. Aucune urgence, aucune inquiétude. Juste regarder son visage…
— Elle va s’évanouir ! Pierce, aide-la !
— Non, nous la tenons bien. Ça ira, dit Jerry Lonigan.
Elle semblait si parfaitement, si hideusement morte, et si jolie ! Elle était parée pour l’éternité, avec son rose à lèvres brillant sur sa bouche pleine, son rouge sur ses joues enfantines, ses cheveux noirs étalés sur le satin, libres et magnifiques, et son chapelet disposé entre ses doigts.
Rowan en avait pourtant vu des cadavres ! Des corps poignardés et des noyés morts dans leur sommeil après leur arrivée à l’hôpital. Elle les avait vus sans couleur, injectés de produits chimiques et disséqués après des semaines, des mois ou des années pour les cours d’anatomie. Elle avait vu les mains gantées d’un médecin-légiste sortir leurs organes rouge sang au cours des autopsies.
Mais cela, jamais. Jamais un cadavre aussi ravissant vêtu de soie bleue et de dentelle, sentant le fard à joues, les mains crispées sur un chapelet. Elle semblait sans âge. On aurait dit une petite fille géante, avec son air innocent et son visage épargné par le temps.
Oh, si seulement elle pouvait ouvrir les yeux ! J’aimerais tant voir les yeux de ma mère ! Elle est si jeune, dans cette pièce remplie de vieilles personnes !
Elle se pencha et retira doucement ses mains de celles de l’Anglais. Elle les posa sur les mains pâles de la morte. Comme elles étaient dures ! Aussi dures que les grains du chapelet. Dures et froides. Elle ferma les yeux et pressa ses doigts sur cette chair rigide. Si morte, sans aucun souffle de vie.
Si Michael était là, pourrait-il, en la touchant, savoir si elle était morte sans crainte et sans douleur ? Saurait-il la raison de tous ces secrets ? Pourrait-il toucher cette chair inanimée et y entendre le chant de la vie ? Oh, mon Dieu, s’il vous plaît ! Pourquoi m’a-t-elle abandonnée ? J’espère qu’elle n’est pas morte dans la peur et la souffrance mais dans la paix.
Lentement, elle leva la main et essuya ses larmes. Ses muscles n’étaient plus du tout contractés.
Elle recula en gardant les yeux fixés sur la femme du cercueil et se laissa entraîner dans une petite pièce par l’Anglais. M. Lonigan annonça que le moment était venu de défiler un par un devant le cercueil et que le prêtre était arrivé.
Très étonnée, Rowan vit un vieillard de haute taille se pencher gracieusement et embrasser le front de la morte. Béatrice, la belle femme aux cheveux gris, en fit de même et murmura quelque chose à la défunte. Ce fut ensuite le tour d’un enfant que l’on dut soulever puis celui d’un vieil homme chauve qui murmura à mi-voix : « Adieu, ma chérie ! »
M. Lonigan fit doucement asseoir Rowan. Elle se tourna et la jeune femme en larmes qu’elle avait vue près de l’Anglais se pencha vers elle et la regarda droit dans les yeux :
— Elle ne voulait pas vous abandonner !
— Rita Mae ! s’exclama M. Lonigan en poussant la femme hors de la pièce, vers un petit couloir.
L’Anglais l’observait dans l’embrasure de la porte menant à la grande pièce. Il lui fit un petit signe triste de la tête.
« Elle ne voulait pas vous abandonner ! »
Rowan se demanda quelle impression cela faisait d’embrasser cette peau dure ? Tous, chacun son tour, le faisaient comme s’il s’était agi de la chose la plus naturelle, la plus simple au monde. La petite rousse était en train de se hisser sur la pointe des pieds, debout sur le prie-Dieu.
— Rowan, voulez-vous rester un peu seule avec elle ? demanda quelqu’un. Ce sera votre tour quand tout le monde sera passé. Le prêtre attendra, si vous voulez. Mais rien ne vous y oblige.
Elle posa son regard sur les doux yeux gris de l’Anglais. Mais ce n’était pas lui qui avait parlé. C’était Jerry Lonigan, avec son visage rose et ses yeux bleu faïence. Au bout du petit couloir, Rita Mae, sa femme, n’osait pas s’approcher.
— Oui, seule une dernière fois, murmura Rowan.
Ses yeux cherchèrent ceux de Rita Mae qui, en hochant gravement la tête, forma avec sa bouche le mot « vrai ».
Oui, faire ses adieux, l’embrasser comme les autres l’avaient fait…